L’évaluation de préjudice économique : les principes 

Mai 27, 2022 | contentieux

Qu’est-ce qu’un préjudice économique

Un préjudice économique constitue une atteinte à un intérêt patrimonial ou extrapatrimonial de la victime.

Il ne couvre pas les dommages résultant d’une atteinte à une personne (tels que les dommages corporels), sauf s’ils ont la nature de préjudice économique (par exemple, une perte d’exploitation à la suite du décès d’un chef d’entreprise).

L’évaluation de préjudice économique : un exercice complexe

Une demande d’indemnisation excessive risque de la décrédibiliser. Au contraire, le demandeur augmentera ses chances de succès en démontrant le caractère raisonnable et la cohérence de sa demande.

L’élaboration d’un dossier de réclamation nécessite la collaboration des différents services de l’entreprise (technique, juridique, financier) et éventuellement l’appel à des conseils extérieurs.

Les hypothèses retenues doivent être explicitées et être en accord avec les principales caractéristiques du marché. Les données doivent être vérifiables.

« Tout le dommage, mais rien que le dommage »

L’indemnisation doit réparer l’entier, mais le seul préjudice constituant la suite nécessaire du fait dommageable.

L’article 1231-2 du code civil précise : « les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu’il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les exceptions et modifications ci-après ».

La Cour de Cassation (Cass. civile 28 octobre 1954) a jugé que « le propre de la responsabilité est de rétablir, aussi exactement que possible, l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu ».

Le droit à réparation porte non seulement sur la perte subie (damnum emergens), mais également sur le manque à gagner (lucrum cessans).

Quels sont les caractères du dommage réparable ?

Pour ouvrir droit à réparation, un dommage doit être personnel, certain et être la suite directe du fait générateur de responsabilités.

Celui qui demande réparation doit prouver que les 3 conditions suivantes sont réunies :

  • Un dommage certain subi par la victime 
  • Un fait générateur de responsabilité, constitué par une faute contractuelle ou délictuelle
  • L’indemnisation doit réparer l’entier, mais le seul préjudice constituant la suite nécessaire du fait dommageable (le lien de causalité).

Le demandeur doit prouver le lien de causalité

Le lien de causalité désigne la relation de cause à effet qui s’établit entre le fait générateur de responsabilité et le dommage résultant de ce fait.

La causalité doit être directe et certaine. Le lien de causalité est un fait juridique apprécié in concreto par le juge.

Des présomptions jurisprudentielles ou légales facilitent l’établissement du lien de causalité en matière de concurrence déloyale et de dénigrement, d’accident sur le lieu de travail, de rupture du contrat d’agence commerciale, de rupture brutale des relations commerciales établies.

Le faute de la victime a-t-elle une incidence sur son indemnisation ?

Si la victime a contribué à son propre dommage en commettant des fautes qui sont en partie à l’origine du fait dommageable, cela n’aura pas d’incidence sur la valorisation de son préjudice, mais pèsera sur son indemnisation.

Par exemple dans le cas de détournements commis par un salarié, l’employeur qui n’a pas mis un contrôle interne adéquat se verra débouter en grande partie, voire en totalité, de ses réclamations contre le commissaire aux comptes ou l’expert-comptable.

En revanche, selon la Cour de cassation, il n’y a pas de devoir de minimisation du préjudice qui exigerait de la victime du dommage qu’elle prenne les mesures préventives de bon sens pour limiter le préjudice.

Quelle est l’incidence des facteurs exogènes ?

Selon les cas, le facteur exogène interviendra comme cause unique du dommage ou comme cause en concours avec d’autres. La part du préjudice résultant des facteurs exogènes n’est pas indemnisable.

Les facteurs exogènes peuvent être inhérents à la victime (liés à sa situation financière par exemple) ou lui être extérieurs (conditions climatiques, conditions de marché …).

C’est ainsi, par exemple, dans le cas de la rupture brutale de relations commerciales établies, qu’il faudra départager les effets des facteurs « de marché » et ceux liés à la rupture brutale. Seuls les effets de la rupture brutale pourront être indemnisés.

La preuve du facteur exogène et du lien de causalité avec le dommage incombent au défendeur.

Les 3 catégories de préjudice

Les trois catégories de préjudice sont :

  • La perte subie (damnum emergens)
  • Le gain manqué (lucrum cessans)
  • La perte de chance

La perte subie

Les pertes matérielles subies sont les dommages résultant de la destruction, de la disparition ou de la détérioration des actifs matériels détenus par la victime (immeubles, agencements, mobiliers, matériels, stocks, trésorerie …).

Si, pour un résultat identique, la réparation de l’actif détruit est moins coûteuse que son remplacement, l’indemnisation du préjudice sera limitée au coût de la réparation.

La jurisprudence de la Cour de Cassation n’applique pas d’abattement pour usure ou vétusté.

Dans certains cas (normes de construction devenues plus exigeantes, évolution de la technologie), l’entreprise victime se retrouve contrainte de remplacer le matériel perdu par un matériel neuf plus coûteux. Il n’est pas alors appliqué de réfactions destinées à compenser la constatation de plus-values pour amélioration.

Les pertes immatérielles subies sont les dommages à certains actifs incorporels détenus par l’entreprise victime : brevets, licences, marques, procédés, logiciels, fonds de commerce (enseigne, nom commercial, droit au bail, clientèle …), image de marque, fichiers clients …

Souvent la valeur comptable des actifs incorporels n’est pas la valeur à retenir pour l’évaluation du préjudice. Par exemple, un fonds de commerce créé n’est pas valorisé en comptabilité. Il en est de même de l’image de marque de l’entreprise.

Les dépenses induites :  

  • Les frais de transport, de déménagement, relocation, sécurisation du site, personnel supplémentaire
  • Les prestations externes ou internes
  • Les pertes de chiffre d’affaires temporaires ou définitives, diminuées des économies de coûts variables correspondants (matières premières, salaires, commissions sur ventes …)
  • Les couts de formation du personnel à l’utilisation du nouvel équipement

Le gain manqué

Le gain manqué correspond à l’accroissement du patrimoine qui aurait eu lieu si les faits dommageables n’avaient pas été commis.

Il sera évalué selon la formule :

Gain manqué = produits d’exploitation perdus par suite des faits dommageables – coûts variables associés aux produits non réalisés – économies de coûts fixes.

La détermination des produits d’exploitation perdus se fait par comparaison du chiffre d’affaires réalisé par la victime pendant la période indemnisée avec le chiffre d’affaires réalisé sur la même période au cours des exercices encadrant le sinistre.

Il faut également prendre en compte : 

  • Les perspectives de l’entreprise dans des conditions normales
  • La tendance observée dans le secteur d’activité
  • Les facteurs exogènes susceptibles d’avoir affecté l’activité pendant la période indemnisée
  • Le rattrapage qui peut être observé lors du retour à une situation normale

Le préjudice futur est le prolongement certain et direct de la situation actuelle résultant des faits dommageables. Son évaluation repose sur une analyse prospective de la perte de chiffre d’affaires et de la marge bénéficiaire manquée.

Elle est très spéculative, car l’on compare deux situations futures aléatoires : l’une sans les faits dommageables (situation contrefactuelle), l’autre après les faits dommageables (situation factuelle).

La perte de chance

La perte de chance est de plus en plus invoquée en matière de réparation d’un préjudice économique.

La perte de chance est « la disparition de la probabilité d’un évènement favorable » ou « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable ».

Cour de cassation (Chambre des Requêtes, arrêt du 17 juillet 1889) : par sa faute, un huissier avait entrainé la nullité de l’acte d’appel faisant perdre à l’appelant une chance de voir réexaminer l’affaire. La victime avait perdu la chance que la Cour d’appel lui donne raison.

Au regard de la jurisprudence, pour être indemnisable, une perte de chance suppose la réunion de plusieurs conditions qui doivent être démontrées par le demandeur :

  • Un fait générateur de responsabilité
  • La probabilité d’une éventualité favorable : il existe une chance, même minime, que l’évènement favorable se réalise
  • La disparition de la probabilité de réalisation de l’événement favorable est la conséquence du fait générateur de responsabilité (lien de causalité).

Pour la jurisprudence, la perte certaine d’une chance même faible est indemnisable

La perte de chance est égale au produit du coefficient de probabilité de la réalisation de la chance perdue et du montant du dommage final.

Le coefficient de probabilité sera estimé à partir de l’observation d’évènements similaires. Par exemple, la probabilité de gagner un appel d’offres est corrélée au taux de succès de l’entreprise à des appels d’offres similaires en général et des spécificités de cet appel d’offres (domaine d’expertise de l’entreprise vs. prospection d’un nouveau marché,  client régulier vs. prospect).

Quelques précisions sur l’évaluation de préjudice économique

évaluation de préjudice économique
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L’indemnisation des frais d’instance : dépens et article 700 du CPC

Les sommes réclamées au titre de la réparation du préjudice ne doivent pas comprendre les frais engagés lors des procédures en justice qui sont visés aux articles 695 et 700 du Code de Procédure Civile (CPC).

Les frais d’action en justice sont habituellement à la charge de la partie qui perd le procès.

Les dépens sont définis limitativement par l’article 695 du CPC. Ce sont les frais afférents aux instances, actes et procédures d’exécution (frais d’expertise judiciaire, frais de traduction des actes…)

L’article 700 CPC prévoit que la partie qui est condamnée en totalité ou en partie aux dépens peut être condamnée à payer, à titre de compensation, une indemnisation forfaitaire. Elle couvre tout ou partie des frais non repris par l’article 695 (les frais irrépétibles) : les honoraires d’avocat, les frais de transports et de séjours pour les besoins du procès, les frais engagés pour obtenir certaines pièces, les honoraires versés aux consultants techniques.

Les coûts financiers du préjudice 

Les intérêts moratoires compensent un retard dans le paiement d’une créance. Calculés au taux légal, le point de départ se situe au jour de la mise en demeure (article 1231-6 du code civil) quand ces intérêts s’appliquent au retard de paiement d’une somme d’argent en général. En revanche quand ils s’appliquent aux sommes résultant d’une condamnation judiciaire (article 1231-7 du code civil), ils courent du jour du jugement.

Les intérêts compensatoires : tout préjudice économique (surcouts ou gains manqués) impacte la trésorerie de l’entreprise et engendre un coût spécifique de financement : frais financiers supplémentaires et/ou perte de produits financiers, selon la situation financière de l’entreprise.

Si la victime peut démontrer que la réduction de sa trésorerie l’a empêchée de réaliser un investissement identifié, la perte de chance correspondante pourra être retenue.

La capitalisation vise à ramener l’évaluation passée à la compensation actuelle. Elle sera calculée en appliquant un taux sans risque à l’évaluation passée.

L’actualisation du préjudice a pour objectif de ramener les revenus escomptés à l’avenir à une valeur actuelle (= date d’évaluation). Le taux d’actualisation est alors égal à un taux sans risque, auquel on ajoute une prime de risque correspondant à la rémunération de la dette et des risques spécifiques à l’activité.

La prise en compte de la fiscalité

Selon une jurisprudence constante de la Cour de Cassation, les indemnisations de préjudice se calculent avant impôt sur le bénéfice ou impôt sur le revenu.

TVA

  • Pour les indemnisations pour perte de chances ou manque à gagner, ou pour perte d’éléments incorporels (clientèle), le calcul du préjudice se fait hors taxes car il se situe hors du champ d’application de la TVA.
  • Pour les indemnisations pour « surcoûts » (rachats ou réparations de biens matériels affectés à une exploitation), il faut faire la distinction selon que la victime est en position de récupérer ou non la TVA.

Pour les entreprises assujetties, la TVA est récupérable, les préjudices doivent être calculés hors taxes. Pour les particuliers ou organisations non assujetties, la TVA n’est pas récupérable et les préjudices sont calculés TTC.

Le recours à l’expert dans l’évaluation de préjudice économique

L’expertise judiciaire

L’expertise judiciaire est celle ordonnée par un juge. L’expert intervient alors en tant qu’auxiliaire du juge. Il est alors soumis à des obligations strictes d’indépendance et d’impartialité.

Le juge fixe l’étendue de la mission confiée à l’expert.

L’article 238 du CPC stipule que « l’expert doit donner son avis sur les points pour l’examen desquels il a été commis, ne peut répondre à d’autres questions, sauf accord écrit des parties, et ne doit jamais porter d’appréciation d’ordre juridique ».

L’expertise judiciaire est soumise au principe du contradictoire aussi bien pendant le déroulement des expertises qu’au stade de la discussion de ses résultats. Les parties doivent être convoquées (et leurs conseils avisés) aux opérations et réunions d’expertise. Les parties doivent pouvoir disposer du temps nécessaire pour faire valoir leurs observations.

Le juge n’est pas lié par les constatations ou les conclusions de l’expert. Il apprécie souverainement l’objectivité du rapport de l’expert ainsi que sa valeur et sa portée.

L’expertise privée

L’expertise privée, ou expertise partie, est une expertise extrajudiciaire, sollicitée par une des parties au litige.

Elle ne sera soumise à la discussion et à la contradiction des parties adverses qu’au moment de l’instance.

L’appel à l’assistance d’un expert de partie, extérieur à l’entreprise, apportera un regard critique et un apport technique au dossier de réclamation.

La jurisprudence tend à conférer une valeur probante à une expertise extrajudiciaire, dès lors que le rapport, quoique n’ayant pas la valeur d’expertise, a été soumis à la discussion et à la contradiction des parties.

Les parties feront souvent appel à un expert inscrit auprès des tribunaux en tant qu’expert de justice, car celui-ci conduira la mission d’expertise privée en conformité avec les obligations d’objectivité, d’indépendance et d’impartialité du CNCEJ (Conseil National des Compagnies d’Experts de Justice) concernant les consultations privées.

L’expertise amiable

L’expertise amiable est une expertise extrajudiciaire diligentée, à la demande conjointe des parties au litige ou en vertu d’une clause contractuelle ou d’un accord.

Elle est réalisée soit par un expert désigné d’un commun accord (qui porte sur l’expert et l’étendue de sa mission), soit par 2 experts choisis respectivement par chaque partie.

Les parties peuvent également déposer une requête commune auprès du Tribunal de commerce afin de faire nommer un expert et définir sa mission.

Pour aller plus loin dans l’évaluation de préjudice économique

Nous vous recommandons la lecture des documents de synthèse déjà publiés sur les méthodes d’évaluation de préjudice économique :

  • Fiches méthodologiques de la Cour d’Appel de Paris
  • Brochures techniques publiées par la Compagnie Nationale des Experts-Comptables de Justice (CNECJ)
  • Cahier sur l’évaluation de préjudice économique de l’Académie des sciences techniques, comptables et financières
  • Revue Fiduciaire Comptable : le dossier du mois de novembre 2020 : Évaluation de préjudice économique : approche méthodologique

William Nahum, diplôme d’expertise comptable, expert près la cour d’appel de Paris, médiateur.

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